Jackie (Hôte)
| | FASS BOYE, Senegal (AP) - Un mois s_est écoulé lorsque les quatre premiers hommes ont décidé de sauter.
D_innombrables cargos sont passés à côté d_eux, pourtant personne n_est venu à leur secours. Ils n_avaient plus de carburant. La faim et la soif étaient insoutenables. Des dizaines de personnes sont déjà mortes, dont le capitaine.
Le voyage de Fass Boye, petit village de pêche sénégalaise en difficulté économique, jusqu_aux îles Canaries en Espagne, porte d_entrée de l_Union européenne où ils espéraient trouver du travail, était censé durer une semaine. Mais plus d_un mois plus tard, le bateau en bois transportant 101 hommes et garçons s_éloignait de plus en plus de la destination prévue.
Aucune terre n_est en vue. Pourtant, les quatre hommes croient, ou hallucinent, qu_ils peuvent nager jusqu_au rivage. Rester sur le bateau «maudit», pensaient-ils, était une condamnation à mort. Ils ont ramassé des récipients d_eau vides et des planches de bois, tout ce qui pouvait les aider à flotter.
Puis, un par un, ils ont sauté.
Dans les jours suivants, des dizaines d_autres feraient de même avant de disparaître dans l_océan. Il y avait ceux qui ont choisi de rester dans le bateau et ceux qui n_ont pas eu le choix, qui n_avaient plus la force de bouger. Ils dépérissent sous un vent assourdissant et un soleil implacable.
Les migrants qui se trouvaient encore sur le bateau regardaient pendant que leurs frères s_affaiblissaient. Ceux qui sont morts à bord étaient jetés dans l_océan jusqu_à ce que les survivants n_aient plus d_énergie. Les corps ont alors commencé à s_accumuler sur le pont.
Enfin, le jour 36, un navire de pêche espagnol les a repérés. C_était le 14 août 2023, et ils se trouvaient à 290 km (180 miles) au nord-est du Cap-Vert, le dernier groupe d_îles de l_océan Atlantique central oriental avant le vaste néant bleu qui sépare l_Afrique de l_Ouest des Caraïbes.
Pour 38 hommes et garçons, c_était le salut. Pour les 63 autres, il était trop tard.
Trop souvent, les migrants disparaissent sans laisser de traces, sans témoins, sans mémoire.
Alors que le nombre de personnes quittant le Sénégal pour l_Espagne cette année a atteint un niveau record, l_AP s_est entretenu avec des dizaines de survivants, de sauveteurs, de travailleurs humanitaires et de responsables pour comprendre ce que les hommes ont enduré en mer et pourquoi, malgré leur expérience traumatisante, beaucoup sont prêts à risquer à nouveau leur vie.
Leur histoire offre une rare chronique de ce qu_il advient des personnes perdues sur cette route migratoire périlleuse de l_Afrique de l_Ouest vers l_Europe.
«ENTRE LES MAINS DE DIEU»
Papa Dieye terminait ses prières de 17 heures avant de monter à bord d_une pirogue peinte de couleurs vives dans la ville côtière sénégalaise de Fass Boye. Le jeune pêcheur de 19 ans s_est rendu à l_avant du grand bateau en bois et s_assit à la proue.
Mais Dieye n_allait pas travailler ce soir du 10 juillet. Cette fois, avec des dizaines de proches et d_amis, il partait pour de bon.
Comme d_autres pêcheurs locaux, Dieye luttait pour survivre avec des revenus d_environ 20 000 francs CFA ($33) par mois.
«Il n_y a plus de poisson dans l_océan», déplore Dieye.
Des années de surpêche par de grands navires industriels venus d_Europe, de Chine et de Russie ont anéanti les moyens de subsistance des pêcheurs sénégalais, réduisant leurs prises, autrefois abondantes, à quelques petites caisses de poisson,s_ils avaient de la chance, les poussant à prendre des mesures désespérées.
En tant que marins expérimentés, ils savaient à quel point l_Atlantique pouvait être indocile. Pourtant, ils ne craignaient pas l_océan. Leur destin, disent beaucoup d_entre eux, était «entre les mains de Dieu».
Chaque jeune homme comme Dieye connaît quelqu_un qui a réussi à atteindre l_Espagne et qui a envoyé des fonds pour soutenir ses proches. «Nous voulons travailler pour construire des maisons pour nos mères, nos petits frères et nos petites soeurs» , explique-t-il.
De mauvais présages ont assombri le voyage dès le départ. Sous le poids collectif de 150 personnes et de nombreux litres de carburant, de nourriture et d_eau, le bateau peinait à partir.
«Nous n_étions même pas sûrs de pouvoir prendre le départ, tellement (la pirogue) était lourde», se souvient Dieye. Des dizaines de retardataires ont reçu l_ordre de quitter le bateau. On procéda alors à un dernier comptage de têtes : Cent un hommes et garçons étaient désormais en route pour l_Espagne.
Les premiers jours, ils naviguent lentement mais sans encombre. Ils boivent du café instantané et mangent des biscuits le matin, du couscous et de l_eau l_après-midi. Ils parlent des raisons de leur départ et partagent leurs attentes quant à la vie en Europe.
Vers le jour cinq, les vents ont tourné, repoussant le bateau d_où il était parti.
«Nous avons cru que la pirogue allait se briser», se rappelle Dieye.
«Au milieu de la mer, le vent a créé deux océans» dit-il en montrant de ses mains les courants qui tourbillonnent dans des directions opposées. Incapable d_avancer, le capitaine arrêtait le moteur à plusieurs reprises et attendait que les vents se calment. «Nous avons perdu six jours comme ça».
La tension monte à bord. «C_est alors que les problèmes ont commencé» explique Ngouda Boye, 30 ans, un autre pêcheur de Fass Boye.
Certains passagers insistaient qu_ils devraient retourner au Sénégal. D_autres, dont le capitaine, voulaient continuer.
PLUS DE CARBURANT
«Alors que nous pouvions presque voir l_Espagne, nous sommes tombés en panne de carburant», raconte Dieye. C_était le jour 10.
«La déception se lisait sur tous nos visages», se souvient Boye.
Ils ont improvisé des rames avec des planches de bois et se sont relayés pendant des jours. Mais cela n_a servi à rien. Les vents du nord-est contrôlaient leur destin et les éloignaient de leur destination.
À Fass Boye, les proches commençaient à s_inquiéter. Le voyage de 1 ____________ ____ 500 (https://www.dreadbunny.net/index.php/High_10_Tips_With_%E0%B8%A3%E0%B9%89%E0%B8%B2%E0%B8%99%E0%B8%9E%E0%B8%A7%E0%B8%87%E0%B8%AB%E0%B8%A3%E0%B8%B5%E0%B8%94%E0%B8%9E%E0%B8%B1%E0%B8%94%E0%B8%A5%E0%B8%A1_%E0%B9%83%E0%B8%81%E0%B8%A5%E0%B9%89%E0%B8%89%E0%B8%B1%E0%B8%99) kilomètres entre le Sénégal et les Canaries dure normalement une semaine.
Dix jours plus tard, ils n_avaient toujours aucune nouvelle.
Les familles des migrants ainsi que des militants ont alors commencé à demander aux autorités espagnoles et sénégalaises de lancer des missions de recherche et de sauvetage. Le frère d_un migrant qui vivait en Espagne a déposé un avis de disparition auprès de la police.
Leur bateau, comme tant d_autres qui ont quitté le Sénégal cette année, empruntait une route plus longue et plus dangereuse pour tenter d_échapper aux autorités qui patrouillent le long de la côte ouest-africaine. Cette stratégie risquée s_est avérée payante pour beaucoup : Les arrivées de migrants aux Canaries ont atteint le chiffre record de 36 000 personnes cette année, soit plus du double de l_année précédente.
Pour d_autres, le voyage migratoire s_est terminé en tragédie. Bien qu_il n_existe pas de chiffres précis sur le nombre de décès, des bateaux entiers ont disparu dans l_Atlantique, devenant ce que l_on appelle des «naufrages invisibles». Lorsque les corps s_échouent sur le rivage, ils sont souvent enterrés dans des tombes anonymes.
Les autorités espagnoles survolent régulièrement une vaste zone de l_Atlantique entre l_Afrique de l_Ouest et les îles Canaries à la recherche de migrants égarés. Mais les vastes distances, les conditions météorologiques instables et les embarcations relativement petites font qu_ils passent facilement inaperçus.
«Imaginez que vous cherchiez une voiture dans une zone qui fait 1,5 fois la taille de l_Espagne continentale» explique Manuel Barroso, qui dirige le centre de coordination national du service de sauvetage maritime espagnol. «Nous pouvons même survoler directement au-dessus (d_un navire) sans même le voir à cause des nuages».
Les hommes à bord de la pirogue étaient perdus. Mais ils n_étaient pas seuls.
D_énormes cargos passaient devant eux presque tous les jours, leur sillage faisant tanguer le petit bateau de bois. Pourtant, personne n_est venu à leur secours.
«Quand nous les avons vus, nous avons crié jusqu_à ce que nous n_ayons plus de force», se souvient Dieye.
Chaque fois qu_ils apercevaient un navire, ils rassemblaient leurs affaires, s_attendant à être sauvés, pour se rendre compte quelques instants plus tard que les navires ne venaient pas pour eux. Boye se souvient des drapeaux espagnols, russes et brésiliens que faisaient voler certains navires commerciaux.
Fernando Ncula, un autre survivant, se souvient d_un bateau chinois qui a failli les écraser. Il a vu des gens sur le pont qui les observaient.
«Je n_arrivais pas à y croire. Je me suis dit : pourquoi ne nous ont-ils pas aidés ?» Ncula s_interroge encore.
Selon le droit international, les capitaines sont tenus de «porter assistance à toute personne trouvée en mer et risquant de se perdre». Mais cette loi est difficile à appliquer.
Depuis des années, les dirigeants européens se disputent pour savoir qui doit prendre en charge les migrants secourus en mer. Résultat : de nombreuses impasses, les navires marchands étant parfois coincés entre les confrontations. Contrairement à ce qui se passe en Méditerranée, aucun bateau ou avion humanitaire ne surveille cette vaste étendue de l_océan Atlantique.
Le hasard décide du sort des migrants.
LA PREMIÈRE MORT
Il n_a pas fallu longtemps après la panne de carburant pour que les passagers commencent à pointer du doigt le capitaine. Contrairement à la plupart des autres, il n_est pas originaire de Fass Boye, mais d_un autre village de pêcheurs sénégalais, Joal.
Les migrants s_énervaient de plus en plus face à l_incapacité du capitaine à les amener à destination. Pour ne rien arranger, il a commencé à se comporter bizarrement d_une manière qui les a effrayés.
Le capitaine a menacé de «nous abandonner», raconte Dieye. Lorsqu_ils ont suggéré de faire demi-tour, «il a insisté : Non, seulement l_Espagne !».
«Il faisait des choses comme un marabout. Il parlait en charabia» raconte Dieye. La croyance en la sorcellerie et le pouvoir des malédictions sont très répandus en Afrique de l_Ouest. Il est possible que le capitaine hallucinait, mais certains à bord pensent qu_il était possédé par des esprits maléfiques.
«Finalement, ils l_ont attaché», raconte Dieye.
«Il fût le premier à mourir».
Dieye affirme qu_il ne connaissait ni le nom du capitaine ni celui des personnes qui l_ont agressé. Ncula se souvient également d_avoir vu le capitaine agressé et ligoté par d_autres personnes à bord. Après cela, le capitaine «disparût».
Un troisième survivant, Moustafa Diallo, 28 ans, confirme que le capitaine a été le premier à mourir, plusieurs jours avant les autres.
SURVIE
Au cours de leur troisième semaine, les hommes épuisèrent leurs stocks d_eau.
Dieye et d_autres diluèrent les dernières bouteilles d_eau potable avec de l_eau de mer pour les faire durer plus longtemps. Mais cette eau s_est rapidement épuisée elle aussi. Il ne leur restait plus que l_océan.
«L_eau de mer n_est pas facile à boire», explique Bathie Gaye, un survivant de 31 ans originaire de Diogo Sur Mer au Sénégal. «Chaque fois que j_en buvais, je vomissais».
L_eau salée est nocive pour les reins et aggrave encore la déshydratation. Ceux qui ont tenté d_étancher leur soif avec cette eau ont fini par mourir. Ceux qui ne buvaient que de minuscules gorgées survivaient.
Parfois, ils réchauffaient l_eau de mer et y ajoutaient du café instantané ou des restes de biscuits qu_ils avaient soigneusement rationnés.
La faim les torturait autant que la soif. Dieye se souvient de la douleur que lui causaient ses côtes saillantes lorsqu_il s_asseyait. Avec un petit filet, ils ont essayé d_attraper des poissons. Mais ce n_était pas suffisant. De nombreuses personnes moururent.
Un jour, des tortues sont apparues autour de leur bateau. Voraces et désespérés, deux hommes se sont jetés à l_eau pour les attraper, raconte Dieye. Seul l_un d_entre eux a réussi et est revenu avec la prise, tandis que l_autre a lutté pour revenir à la nage.
Ils lui ont lancé une corde, mais le vent l_a emportée dans l_autre sens.
«Il a nagé jusqu_à ce que nous ne puissions plus le voir», raconte Dieye.
Boye se souvient différemment : ils ont attrapé la tortue depuis l_intérieur du bateau. Quoi qu_il en soit, la viande de tortue n_a fait que les faire vomir, les affaiblissant encore plus et les rapprochant de la mort.
«Parfois, je m_asseyais sur le rebord de la pirogue», se souvient Gaye, «ainsi, si je mourais, je n_avais pas à fatiguer les autres - ils n_avaient qu_à me pousser».
UN ÉTRANGER À BORD
Ncula, un ouvrier agricole saisonnier de 22 ans originaire de Guinée-Bissau, avait essayé d_économiser de l_argent en travaillant dans les champs de Fass Boye avant de monter à bord de la pirogue condamnée. Mais les 150 000 francs CFA - environ $250 - qu_il a gagnés en plusieurs mois n_étaient pas suffisants pour subvenir aux besoins de ses jeunes frères et soeurs.
Lorsque l_occasion d_embarquer pour l_Espagne s_est présentée, il a demandé à son frère aîné de vendre les vaches de la famille pour l_aider à payer les 400 000 francs CFA ($665) d_une place, soit près de ce qu_il gagnerait en un an. La famille considérait cela comme un investissement.
Ncula et un autre ami bissau-guinéen, Sadja Mané, étaient les deux seuls étrangers à bord. Ncula ne parlait pas le wolof, la langue la plus parlée au Sénégal, que la plupart des hommes sur le bateau utilisaient pour converser. Il est donc resté aux côtés de Mané, qui vivait au Sénégal depuis des années et pouvait traduire.
Mané a fini par succomber à la soif et à la faim. Il est mort aux alentours du 25ème jour, se souvient son ami.
Même à ce moment-là, Ncula est resté près de son corps. S_ils étaient sauvés, pensait-il, il enterrerait Mané.
Mais lorsque Ncula a ouvert les yeux le lendemain matin, le corps de son ami avait disparu. D_autres l_avaient jeté dans l_océan. Il commençait à être terrifié à l_idée d_être lui aussi jeté par-dessus bord.
«Je n_arrivais pas à dormir tellement j_avais peur», raconte-t-il.
Il craignait que quelqu_un ne le tue dans un moment de colère ou de désespoir. Il resta dans son coin, essayant de survivre aussi discrètement que possible. Après tout, c_était le dernier étranger à bord.
Finalement, l_attention se porta vers lui.
«Pourquoi n_es-tu pas fatigué comme les autres ?» Ncula se souvient d_avoir été interrogé, alors qu_il était certain d_être aussi épuisé, déshydraté et affamé que les autres. Pensaient-ils que lui aussi était maudit ?
«Ils m_ont attaché autour de la poitrine. Ils m_ont attaché autour du cou. Ils m_ont attaché par les pieds» se souvient M. Ncula. Au moment de l_entretien, il portait encore des cicatrices dans le dos et sur la poitrine. Ses pieds étaient enflés.
Ses articulations lui faisaient mal.
Ncula raconte qu_il est resté attaché pendant deux jours, vêtu uniquement d_un caleçon. Incapable de bouger et privé d_eau et de nourriture, il fluctuait entre conscience et inconscience. Un homme plus âgé qui se trouvait à bord finit par avoir pitié de lui et le libéra.
Son sauveur a fini par mourir lui aussi, raconte Ncula.
Les autres survivants ne pouvaient confirmer que Ncula était attaché. Certains disent qu_il était difficile de tout voir et de tout retenir, et qu_il était difficile de distinguer la réalité des hallucinations.
LE DÉSESPOIR
Les journées étaient longues, chaudes et pénibles. Ils trempeaient leurs vêtements dans l_eau de mer pour se rafraîchir, mais «quelques minutes plus tard, ils étaient secs» se souvient Dieye.
Les nuits étaient pires. Dans l_obscurité, les hurlements du vent étaient interrompus par les pleurs, les cris et les haut-le-coeur de ceux qui souffraient à bord.
«Il arrive un moment où l_on ne peut même plus penser aux autres» raconte Dieye. «Vous ne pensez qu_à vous et vous préparer à mourir».
La mort semblait inévitable, et l_attendre était insupportable. Au bout d_un mois, les gens commençaient à sauter dans une tentative désespérée de nager jusqu_à terre ou peut-être pour mettre fin à leurs souffrances.
D_abord, il y en a eu quatre. Un jour ou deux plus tard, 10 autres. Puis une douzaine.
«Lorsque nous avons compté le nombre de personnes qui avaient sauté, il y en avait plus de 30», raconte Dieye.
Ils nageaient en disant : «Je sors ! Je sors !» Ncula se souvient. «Je suis resté assis parce que je n_avais plus aucune force».
Ceux qui sont restés à bord regardent avec angoisse les nageurs disparaître à l_horizon.
Certains ont coulé devant eux.
Gaye pense qu_à ce moment-là, beaucoup ont «perdu la tête».
DES LUMIÈRES DANS LE CIEL
Deux nuits après le saut des derniers hommes, des lumières sont apparues dans le ciel. Les personnes réveillées ont rapidement allumé leurs smartphones et activé les lampes de poche de leurs appareils, en les agitant en l_air. En l_absence de réception cellulaire au milieu de l_océan, ils avaient gardé leurs téléphones éteints pendant le voyage pour économiser la batterie.
Rien ne s_est produit dans un premier temps. Ils étaient encore ignorés, du moins le pensaient-ils.
De l_autre côté des feux se trouvait le Zillarri, un thonier espagnol au drapeau bélizien.
Abdou Aziz Niang, un mécanicien sénégalais travaillant sur le navire, était presque endormi lorsqu_un des matelots l_a appelé. Il y a une pirogue là-bas, lui dit-il. «C_est impossible, ici c_est trop loin», répond Niang.
Alors que le soleil se lève, les membres de l_équipage sortent à nouveau leurs jumelles. Il s_agit bien d_une pirogue et il y a des gens à bord.
«Ils sont fin! Je regarde les yeux, les dents avec les os seulement», se souvient Niang. Niang presse le capitaine d_aller plus vite.
De retour sur la pirogue, Dieye se lave le visage lorsqu_il voit les Zillarri s_approcher d_eux.
«Vous faites quoi ici ?» Niang, le Sénégalais de l_équipage, leur crie en wolof.
«On a quitté le Senegal, on a eu des problèmes», répondent les hommes.
«Ça fait combien de temps vous êtes la ?» demande Niang.
36 jours.
Ces hommes, qui fuyaient vers l_Europe parce que la surpêche industrielle avait rendu leurs moyens de subsistance intenables, ont été secourus par un navire de pêche européen.
Le Zillarri a encerclé les migrants et l_équipage a lancé des bouteilles d_eau. Les survivants se ruèrent pour les attraper.
Conformément au protocole, le capitaine espagnol alerta le Centre de coordination des secours maritimes de l_Espagne au sujet des migrants en détresse et communiqua leurs coordonnées. Pendant ce temps, Niang appelle la marine sénégalaise. Des heures se sont écoulées pendant que les autorités espagnoles, cap-verdiennes et sénégalaises communiquaient et que le capitaine attendait des instructions.
Pendant ce temps, Niang fût témoin de la mort d_autres personnes à bord.
Enfin, le navire reçut des instructions : Amener les personnes sauvées au port le plus proche, Palmeira, sur l_île de Sal au Cap-Vert, à 290 km (180 miles) de là.
L_équipage attacha des cordes au bateau et commença à le remorquer vers le rivage.
Soudain, la pirogue, pourrie par son long voyage en mer, commença à se disloquer. Le remorquage ne fonctionnant pas, le bateau espagnol a commencé à remonter la pirogue et à tirer les survivants vers le Zillarri. Il s_agissait ensuite de récupérer les corps des morts.
Malgré leurs efforts, l_un des rescapés, un adolescent, mourut avant d_atteindre le rivage. Il gisait raide à côté des autres, les yeux et la bouche ouverts. Niang lui donna un coup de main et se rendit compte que le garçon ne se réveillait pas. «Il vient de mourir, c_est incroyable !" Niang s_écria dans une vidéo qu_il a enregistré sur son téléphone portable.
Les survivants ont été allongés sur le pont, sur des filets de pêche, et ont reçu de la nourriture et de l_eau. L_équipage les a recouverts de bâches bleues. À peine capables de bouger, certains sous le choc de l_épreuve, ils se blottirent les uns contre les autres pendant la nuit.
Lorsqu_ils sont arrivés le lendemain matin à Palmeira, des soldats en uniforme et des volontaires de la Croix-Rouge ont aidé les 38 survivants vacillants à quitter le Zillarri. Certains ont dû être transportés sur des civières. Sous une tente, des secouristes les ont mis sous perfusion. Quelques-uns ont été hospitalisés. Ils n_étaient que peau sur os.
À l_aide d_une grue et d_un filet de pêche, l_équipage du Zillarri souleva un paquet de corps du pont supérieur et les transféra sur l_asphalte. Ils seraient identifiés plus tard : Amsa Sarr, Ndiaga Diop, Pape Mboro, Maguette Dieye, Bogal Thiam, Adama Sall et Pape Sow.
Sur les 63 personnes décédées au cours de ce voyage éprouvant, seules sept ont été récupérées et enterrées au Cap-Vert. Les autres sont restés dans l_Atlantique.
Les survivants n_ont pas pu se réjouir. Ils étaient en vie, certes. Mais à quel prix ? Des proches avaient investi financièrement pour leur odyssée vers l_Europe, vendant des biens pour payer leur voyage, espérant que les jeunes hommes trouveraient un emploi et leur enverraient de l_argent. Au lieu de cela, ils sont revenus à la case départ. Ils reviennent les mains vides et avec de terribles nouvelles. Comment annonceraient-ils la perte de tant de frères ? Qui soutiendra les parents, les veuves et les enfants des défunts ?
Dans l_attente de leur rapatriement au Sénégal, les migrants, dont des mineurs, ont été enfermés par les autorités dans une école. Pendant une semaine, ils dormaient sur des matelas posés à même le sol.
Dans la salle de classe transformée en cafétéria, les survivants faisaient passer le téléphone portable d_un bénévole d_une main à l_autre sur trois longues tables. Ils sanglotaient et respiraient profondément en regardant une vidéo partagée sur WhatsApp par l_un de leurs proches restés au pays ; il s_agit d_un diaporama des personnes décédées, sur fond de musique sénégalaise mélancolique.
RETOUR À LA MAISON
Les survivants ont été ramenés à Dakar le 21 août à bord d_un avion militaire. Chacun reçut 25 000 francs CFA ($40) puis renvoyé chez lui.
Leur cas fît la une des journaux internationaux et a suscité un débat à la télévision sénégalaise sur le coût de la «migration clandestine». Une génération entière de jeunes hommes, mais aussi de femmes et d_enfants, meurent en mer ou chavirent le long de la côte nord-ouest de l_Afrique.
Alors même que leur histoire se répandait, des milliers d_autres migrants montaient à bord d_embarcations de fortune à destination des îles Canaries. Les pirogues sénégalaises, parfois remplies de 300 personnes, continuent de partir.
Autrefois symbole de stabilité démocratique en Afrique de l_Ouest, le Sénégal a été secoué par de violentes manifestations antigouvernementales au début de l_année. Nombre de ceux qui quittent le pays rendent le président Macky Sall responsable de leurs difficultés économiques et accusent son gouvernement de «vendre» leurs mers aux sociétés étrangères.
«Si (le gouvernement sénégalais) nous aidait, les enfants ne partiraient pas», déclare Gotte Kandji, père de Mor Kandji, 16 ans, l_un des 27 enfants de Gotte, qui fait partie des survivants.
«Nous n_avons pas de routes ici, nous n_avons pas d_électricité, nous n_avons pas d_hôpital ni de centre de santé» a déclaré Gotte depuis sa maison de Diogo Sur Mer. «Nous en avons assez».
Ses deux fils aînés ont fait le voyage risqué vers les îles Canaries il y a près de vingt ans, alors qu_ils étaient adolescents. L_un d_eux a même obtenu la nationalité espagnole. Mor rêvait de réussir sa vie en Espagne, comme ses frères.
Par le passé, les autorités sénégalaises poursuivaient les parents qui avaient aidé leurs enfants à partir. M. Kandji insiste sur le fait qu_il n_a joué aucun rôle dans l_échec de la tentative de migration de son fils : «Tous les Sénégalais doivent s_inspirer de ce voyage pour ne pas le répéter».
Pourtant, deux mois seulement après le retour de Mor, quatre des fils aînés de Kandji ont embarqué pour les Canaries. Mor est désormais le seul fils qui reste à la maison. On ne sait pas combien de temps il y restera.
Sans emploi, les 38 survivants sont revenus à leur misère initiale. Ils ne voient pas d_avenir au Sénégal et cherchent toujours un moyen de s_en sortir, même si cela signifie jouer à nouveau leur vie dans l_Atlantique.
Parmi eux, Boye, l_un des pêcheurs rescapés, lutte pour subvenir aux besoins de sa famille. D_un côté, embarquer sur un autre bateau pourrait laisser sa femme veuve et ses deux enfants orphelins. Mais s_il s_en sort et trouve du travail en Europe, il pourra envoyer suffisamment d_argent au pays pour leur construire une maison.
«Lorsque vous n_avez pas de travail, que vous n_avez rien à faire, il vaut mieux partir et tenter sa chance».
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Les journalistes d_AP Ndeye Sene Mbengue et Zane Irwin ont contribué à ce reportage depuis Fass Boye.
Traduction par Alexander Sigal. |